Le rock est-il plus important qu’une
autre musique ? Dans ma vie, ça se discute, selon la définition que je
donnerai à rock. Et même en le discutant, je pense que non. Pourtant, le
rock’n’roll a bien sauvé ma vie. Mais
malgré ce rôle, je ne saurais dire si c’est la musique qui m’engage le plus. Ni si, en vertu de ce rôle, je lui dois
quelque chose.
Les réseaux ont ceci de formidable qu’ils
donnent à lire beaucoup, de beaucoup de gens, sur leurs rapports aux choses. On
découvre quantité de voix donnant de leur intimité profonde, s’engageant avec
leurs goûts. Et ainsi, par la multiplication des passeurs, que je
persiste à préférer aux algorithmes, on s’enrichit de découvertes, de rencontres,
de trésors. La chose musicale constitue en ce sens un lieu fourni.
Mais ce qui motive le passage, le
partage, me questionne régulièrement – au-delà des analyses bien connues de la
psychologie du réseau etc. qu'il faudra bien que je tente un jour de détailler. Une esthétique se manifeste et s’autoalimente, dans
un geste de sacralisation nostalgique. Et plus je vieillis, plus le rock de maison de poupée me fatigue.
Prenons le rockabilly. Passée une
excellente soirée à boire des bières en compagnie de telle ou telle formation
revivaliste, puisque les acteurs d’origine peinent un peu dans les côtes, on
sourit gentiment, un peu condescendant, au folklore des tenues, des coiffures,
des disques. On envisage l’achat d’une chemise exubérante avant de se rappeler
qu’on ne la mettra jamais, d’un disque prêt à prendre la poussière. Et on s’en
retourne chez soi, dans son propre temple d’icônes. Et on en voudrait à bon
droit, à qui que ce soit, de se montrer condescendant envers ses propres
repères, envers tel ou tel de son propre panthéon.
*
Il y a une histoire qui s’écrit, qui
débute au mieux à la fin des années 1950, qui s’achève dans le ventre mou des
années 1990, une histoire conçue et vécue comme underground mais devenue une
doxa, un dogme esthétique. Tout y est de bon goût, du Velvet Underground aux
Pale Fountains, de Nick Drake et Karen Dalton à Joy Division et Jesus &
Mary Chain, avec une idée de la littérature afférente, avec une idée du cinéma.
On parle de sésames, on pourrait parler de doudous. On parle donc de
reconnaissance, puisqu’on parle de se retrouver, entre soi. On parle beaucoup.
C’est un réflexe que je connais et que je crains. Il est rassurant mais
anesthésiant, sincère mais balisé. On prend part à cette histoire un peu mieux
en cumulant ses artefacts, que l’on a su reconnaître, que l’on a su identifier,
que l’on a su mériter.
Rien que d’essayer de décrire finement
cette manière de se vivre esthétique, j’éprouve l’envie d’écouter un album
studio des Rolling Stones avec Ron Wood, à très fort volume. C’est pour dire.
Dans cette histoire, dans cette maison de
poupée, rien ne doit trop bouger. Le bizarre, ou supposé tel et qui y est admis
depuis longtemps, est du type à ne plus trop s’agiter. Rien ne s’y agite plus
trop, d’ailleurs. Les habits sont définis, les livres sont bien rangés. Il faut
s’y retrouver, ne surtout plus se
perdre. L’adolescence et ses égarements sont ainsi, enfin, ordonnés dans cette
histoire que l’on peut contempler à longueur de journées. L’émotion est admise,
valorisée, puisque appuyée sur des artefacts partagés, pour lesquels on se
congratule.
Le fait que cette histoire soit finie,
que les événements de cette histoire, hors manifestations mémorielles, soient
écoulés, a quelque chose de rassurant. On ne risque plus de se planter. On
sait. Tout est dans la maison de poupée et quelqu’un qui passe à mes côtés ses
jours à la regarder, saura m’indiquer un recoin que je ne connais pas, qui sera
bien en harmonie avec l’ensemble. Et nous serons un peu plus ensemble à la
regarder, à tenter de trouver la meilleure place pour chaque jouet, à répugner
à le bouger une fois qu’il est installé.
De menues variations, à chacun sa poupée
préférée, sont admises, tant que l’on s’y retrouve.
*
Rien à voir et tout à voir : l’historiographie
contemporaine a achevé de démontrer que ce qui clochait avec Radiohead, ce
n’était pas Radiohead mais ses fans. En donnant têtes baissées à la suite de
leurs idoles dans l’expérimentation,
ils se sont restreints aux champs ouverts par les disques des Oxfordiens,
créant ainsi une esthétique fermée, la lettre plutôt que l’esprit, ne cherchant
jamais d’autres influences que celles qui leur avaient été désignées.
Le rock de maison de poupée
s’autoalimente en tant que communauté de fans. Sur le plan de la création, sans
surprise, l’inanité est la règle : peu de groupes contemporains durent
dans les faveurs de la maison de poupée. Ce n’est pas le lieu, ce n’est pas le
moment. Les disques existent déjà, les livres s’écrivent, peignés avec soin,
les voix se congratulent et s’autocongratulent. On y attend la production
régulière d’un certain type d’émotions, régulière mais pas trop abondante, afin
que la rareté continue de permettre l’exception et la distinction – assister à
tel concert.
Les disques sont précieux, traités de
façon précieuse jusque dans les tics d’écriture des prosateurs dédiés. Jamais
un disque important ne sera perçu comme une malédiction : on a toujours de
la chance de tomber sur une poupée.
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