Je parlais de préciosité juste avant :
il y a une valeur que l’on assigne à nos rencontres esthétiques.
On suppose que tomber sur une poupée est
une chance. Mais rencontrer quelqu’un, quelque chose, est une chance. Le
transformer en poupée est un autre geste. Une autre attitude. Une attitude qui
n’est pas forcément l’attitude naturelle mais tend à s’y substituer :
assigner une valeur, en tant qu’objet de notre propre geste de rangement, et de
rangement dans la maison de poupées.
On collectionne et on complète, on admire
et on rend justice. La maison de poupées est une maison avec pièces et
couloirs, plan. On aime trouver des passages secrets que l’on se réserve, que
l’on transmet : nouvelle valeur. Je ne peux cacher la connotation
pécuniaire sous-entendue, la thésaurisation de soi, le placement a minima. Il y a une histoire,
rappelons-le, et l’on n’en dépasse pas, surtout. Elle permet de juger,
d’évaluer, de former système. Elle est récompense des rencontres, ajoutée.
*
L’autocongratulation forme, avec l’autoincantation,
un duo de gestes dont les traces pourraient être surlignées avec une telle
fréquence, que j’en viens à m’interroger sur les possibilités théoriques
qu’elles ouvrent.
La maison de poupée est une chance. Si je
l’ai trouvée, je suis en droit de m’en féliciter. Et en général, par tous les
biais sociaux possibles, je ne m’en prive pas, de façon supposée élégante et
donc supposée indirecte. Quoique sur ce dernier point, l’entresoi est tellement
célébré que j’en attraperais la nausée. Je congratule l’autre, si formidable,
et par là je me congratule moi-même de l’avoir trouvé. On n’est pas si souvent
dans le « écoutez, ça pourrait vous plaire », mais plus souvent dans
le « moi aussi, je l’écoute ». Des classements attendus, à la nostalgie
puissante, puisque la nostalgie forme un élément esthétique facilement actif.
Il y a quelque chose de nécessaire à
savoir se dire « j’ai fait ceci », « je suis capable de
cela », sous peine de se paralyser soi-même dans le doute. Mais sous
l’exclamation permanente face à la beauté de la maison de poupée, il y a aussi
celle de sa propre capacité à l’avoir découverte, puisqu’elle demeure supposée
cachée, discrète. Ce qui est, disons-le tout net, une blague depuis au moins
dix ans, plutôt quinze. Et une distinction que l’on essentialise avec le génie
des artistes que l’on a transformés, muséifiés, poupéifiés. On est ainsi,
mieux. Un tel rapport à l’histoire, au-delà d’une histoire, pose problème. Elle
me pose problème par son existence dans les vagues de congratulation et d’autocongratulation.
L’autoincantation constitue un sujet bien
trop lourd pour un paragraphe dans une simple entrée de blog, il faudra y
revenir.
*
On peut dire qu’on s’en fout. On peut
dire que le sentiment de dépossession que j’éprouve parfois vis-à-vis des
rencontres avec certains artistes et leurs œuvres, dans la surimpression d’un
fétichisme, ne regarde que moi et ne doit poser problème qu’à moi. Mais dans ce
phénomène que je discerne, dans cette façon de réserver les acteurs dans une
histoire que l’on a écrite, on les dessert. À fuir une idée convenue du kitsch,
on en crée un autre. La pop indie britannique des années 1980, par exemple, est
devenue un petit musée décortiqué et totalisant, quelques pièces sagement
rangées de la maison que l’on va retrouver pour se rassurer, éprouver, vivre.
Au bout d’un moment, constitué avec quelques compères, il suffit. Il se suffit
à lui-même comme vecteur d’émotions, avec ses quelques décorations – livres,
films, graphismes. On n’ira pas plus loin. On n’ira pas ailleurs. Peu importe
que Morrissey ait été un passeur important : on se réfère aux objets qu’il
a transmis, pas au geste de la transmission, du passage. Et encore, il y aurait
à dire sur le petit musée personnel de Morrissey, adopté par nombre d’admirateurs,
comparé à celui de Sonic Youth, à la curiosité plus active mais moins sacralisé
par les fans.
*
La musique est un lieu sensuel, un moment
poétique – au sens de la donation de monde – parmi d’autres, un théâtre, un
champ théorique aussi, c’est autorisé. Elle m’intrigue constamment. Elle permet
des constitutions de soi, des techniques de soi, elle échappe. Dessus, depuis,
dedans, on peut écrire des histoires à l’infini, dont la sédimentation ne dure
jamais, malgré la crispation de certains lecteurs. Le rock de maison de poupée
en est une, de crispation, la trace d’un fantasme de rock qui n’a jamais eu
lieu, puisque ses acteurs n’ont jamais été aussi excluants que les juges qui
l’ont écrites a posteriori. La basse
de l’album le plus glacial d’Iggy Pop, The
Idiot, influence majeure de Joy Division – si – est jouée pour l’essentiel
par Laurent Thibaut, un ex de Magma. Un musicien entre prog et jazz-rock. Du
genre à ne pas cadrer du tout dans le tableau. Du genre à faire tache.
Longtemps, une anecdote des gars de Air
sur Histoire de Melody Nelson m’a
fasciné : adolescents, ils n’écoutaient le disque qu’une fois tous les six
mois, dans le noir, pour ne pas l’user, pour ne pas user les émotions induites
par sa magnificence. Comme d’accomplir un geste sacré à bon escient, comme de
ne pas prier à tort et à travers. Sauf qu’en fait, le rituel que l’on peut se
donner n’est pas nécessairement dicté par le sacré mais par soi. Le sacré vient
dans un sentiment, mais faire découler du sacré depuis cette vieille ganache de
Gainsbourg ou cette râclure de Lou Reed, ça confine au comique. Même dans un
instant poétique profond.
La maison de poupée tend à figer, comme
dans un simulacre d’éternité, ses figures, les laissant vivre – pour celles qui
ne sont pas décédées – dans un cadre convenu, selon des rituels nombreux. Mais
si quelques rituels aident, trop de rituels obstruent, étouffent, empêchent de
vivre. On intègre la génuflexion en réflexe. Et on fantasme l’absence de
changement, la complétude de l’histoire par l’immuabilité d’un nombre élevé de
codes esthétiques, de connivences, de conventions. La maison doit durer,
mémoire partagée, les pièces et les meubles à leur place sous peine de s’y
perdre.
(à suivre)
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